mona-ma-muse

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Elle

Elle prit possession de moi bien que je fusse noire. Ou peut-être justement parce que je l’étais. Il est vrai que j’avais les yeux bleus, et cette esthète l’avait bien remarqué sur la photo.

L’échange se fit en vitesse, subrepticement, sous le manteau, devant la gare de Menton. La matrone me déposa, échangea quelques mots avec Elle. J’étais la dernière arrivée dans une famille d’accueil et je ne constituais qu’une bouche de plus à nourrir. Aussi fallait-il se débarrasser de moi au plus vite. Une simple annonce sur internet.

Elle l’avait repérée, avait pris contact avec la matrone ; l’accord fut rapidement conclu. Pas de nom, pas d’adresse, un simple coup de fil anonyme. Elle arrivait de Nice en train. J’étais à peine sortie de la petite enfance, un bébé encore mais déjà belle et toute en rondeurs. Elle avait saisi d’un simple coup d’œil ma splendide beauté noire.

Elle remonta dans le train suivant, direction Nice où Elle habitait, avec moi dans un couffin. J’étais terrorisée ; on m’avait arraché aux miens, mes frères et sœurs, ma mère, et je pleurais tout au long du voyage Nice-Menton. Elle gardait Sa main dans le couffin pour me rassurer. Je sentais qu’Elle aussi avait peur.

Elle m’avait achetée, j’avais été vendue comme une marchandise…

Nous arrivâmes dans Son appartement. Elle me fit un lait chaud puis une petite soupe de pâtes au beurre. J’avais peur, certes, mais j’avais faim et soif aussi. Alors, je bus et mangeai, c’était très bon. Je dois reconnaître qu’Elle faisait de Son mieux pour me réconforter, pour que je me sente chez moi chez Elle.

Dès la première nuit, Elle m’installa dans Ses draps blancs et je me blottis contre Son corps tout chaud, tout moelleux. Toutes les autres nuits qui suivirent, il en fut ainsi. Une relation d’amour fusionnelle et passionnelle s’installa immédiatement. Elle m’aima sur le champ, magnétiquement, animalement.

Je dormais beaucoup car il n’y avait rien à faire, Elle s’occupait de tout. J’étais totalement sous sa dépendance physique et affective et aujourd’hui encore je ne puis me passer d’Elle. Elle usait et abusait de mon corps par Ses incessantes caresses et Ses baisers. Et me murmurait des mots d’amour à n’en plus finir.

Et comme je ne sortais jamais du nid douillet qu’Elle avait créé pour moi pendant des années je tenais pour acquit que c’était normal. Je L’aimais et Elle était toute ma vie. Nous nous badions l’une l’autre. Elle ne pouvait me frôler sans passer sa main le long de mon corps, l’enfouissant dans mes poils, cette grosse sensuelle!  Elle en jouissait autant que moi, la garce ! De mon côté je La suivais partout, où qu’Elle allât dans la maison. J’étais Son ombre, Son esclave langoureuse et consentante.

Il y avait bien un petit mec, un pauvre hère qu’elle avait ramassé dans un autre foyer de petits abandonnés, mais lui et moi on ne se regardait même pas. Il était quasiment autiste le bougre et ne s’intéressait à rien, enfermé en lui-même, dormant tout le temps. Seuls, les caresses et les baisers de notre amante le mettaient en émoi, le salopard, un jouisseur de première, celui-là ! Il ne consentait à se lever que pour manger, un peu, pas trop. Trop fatigant sans doute, aussi économisait-il son énergie car il n’avait aucun élan vital, un vrai parasite éternellement vautré quelque part, totalement neurasthénique. Mais il était beau lui aussi et couvert de poils sur tout le corps. Elle les aimait velus, en plus, cette grande sauvage ! Aussi l’avait-Elle gardé pour en faire Ses délices. Il était tellement débile que de temps à autre il pissait sur la gazinière, ce con ! Elle l’appelait « mon Doudou », vraiment n’importe quoi, cet idiot n’était même pas foutu d’avoir un prénom chrétien ! Alors, maladivement jalouse, il m’arrivait de prendre un malin plaisir de lui faire de la peine pour me venger de ces insupportables infidélités : mine de rien, j’abimai avec mes ongles très longs ses chers fauteuils ou ses robes, ou bien je brisai un de Ses bibelots chéris qu’Elle affectionnait tant. Elle me poursuivait alors de Sa vindicte à travers la maison, m’injuriant, me traitant de tous les noms d’oiseau. Une véritable furie. Alors soufflais très fort et lui crachais dessus. Ces scènes mettaient du sel dans notre relation car j’estime que trop de calme et de sérénité tuent la passion.

Ceci dit, je savais que c’était moi qu’Elle préférait, mes frôlements, mes tendresses, mes douces rondeurs et mes yeux de chatte alanguie. Car moi, - contrairement à l’autre dépressif qui se contentait de se laisser tripoter de haut en bas, et recto verso -, je partageais tout avec Elle, je partageais Sa vie, avec ses hauts et ses bas. Elle se confiait à moi. Oh ! Les mots n’étaient pas nécessaires, nos regards suffisaient à nous comprendre. Par deux fois d’ailleurs, je L’avais sauvée du désespoir par ma fidèle et douce présence, mes roucoulements, par mon amour inconditionnel. À ces moments-là, Elle me pétrissait encore plus fort, m’embrassait encore davantage, me disait des mots encore plus secrets, des mots d’amour, enlaçant et enfermant mes courbes en Elle au milieu de ses souffrances et pleurant sur ma toison abondante au parfum subtil. Sensuelle, évidemment.

Évidemment…

Un jour, la porte d’entrée resta ouverte et j’en profitai pour me sauver, car, toute enfermée que j’étais depuis des années, je me doutais bien que devait exister un ailleurs, je le constatais bien en regardant la télé. Ma fugue dura trois semaines. Elle en devenait folle de chagrin, pleurait tout le temps, m’appelant sans cesse. Elle ameuta tout le monde. Cela je ne le sus qu’après, bien sûr. Elle me chercha partout. Je m’en doutais bien quelque part, mais ivre de cette liberté que je découvrais, je vagabondais au gré de ma fantaisie, traversant prés et bois, goûtant aux joies de la nature que je n’avais jamais vue ni humée, découvrant des fleurs, des ruisseaux, des bêtes aussi. Jusque là, je n’avais connu qu’un canari (d’ailleurs il vient de rendre l’âme celui-là. Pas trop tôt ! Elle a beau me dire que l’amour ne se divise pas mais se multiplie, je suis ravie qu’il soit crevé).

J’avais donc fugué, repris mon indépendance, libre de faire absolument tout ce que je voulais mais un jour, je réalisai brutalement qu’Elle me manquait, cette salope. Je culpabilisai : cette femme m’avait tout pris certes, mais Elle m’avait tout donné aussi. Seulement, à force d’errer, j’étais perdue, je ne savais pas retrouver notre maison car je ne la connaissais pas de l’extérieur. Je m’étais cachée dans une cave où je restais quelques jours, tenaillée par la faim et le froid. J’allais mourir.

Je m’endormis, certaine que c’était pour toujours, que c’était ma fin.

Et puis un matin, alors que j’avais déjà sombré dans l’infini dont on ne retourne guère, j’entendis la voix aimée qui, de la rue, m’appelait, m’appelait encore et encore, qui m’extirpait du néant dans lequel  j’avais glissé avec mes regrets et mes remords. J’entendais Son désespoir et Son chagrin et Sa folie. Je répondis faiblement, mais forte de Son instinct d’amour et de Son oreille fine, Elle m’entendit. Et alors, cette voix qui m’avait enchainée à Elle depuis tant d’années me guida à travers un sombre souterrain dont je m’efforçai alors, par un soupirail, de sortir.

C’est alors qu’Elle entrevit Sa négresse adorée et éclata en sanglots, et Elle me tira, me tira, me tira… Jusqu’à Son giron où je me réfugiai en geignant doucement. Elle était là, à nouveau à moi et moi à Elle, ma petite mère, ma maitresse, ma sœur en misère, mon amie, ma salvatrice. Ma beauté.

Mon seul bonheur que j’avais abandonné, le seul être que j’eusse jamais aimé et que j’avais tant fait languir et désespérer…

 

Mais qu’on me pardonne mon impolitesse et mon incurie, je ne me suis pas encore présentée :

Je m’appelle Mona.

J’ai cinq ans.

« Je suis noire mais je suis belle… »

 

Je suis la chatte adulée de la maison.

Et j’en ronronne de plaisir !



20/10/2015
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