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Parfum de roses

 

 

 

Chaque après-midi en ce mois de juin, la petite vieille venait prendre le soleil dans les jardins partagés qu’elle et son mari avaient créés il y a bien des années. Elle restait assise près des deux rosiers qu’ils avaient amoureusement plantés et regardé grandir au fils des saisons, et qui distillaient à l’entour leur parfum de paradis. Elle se gorgeait de la vue des luxuriants jardins. Elle cherchait, ce jour-là, à se rappeler l’année où ils avaient dessiné ensemble avec tant d’enthousiasme tous leurs pourtours : combien d’années ? Trente, quarante, cinquante ans?

Chaque jour après la grosse chaleur, elle venait s’émerveiller des murs de vieilles pierres patinées par le temps au pied desquels elle avait décidé seule que c’était là et pas ailleurs que leur carré de potager devait être implanté. Il était toujours là, le seringa des voisins Méla, qui penchait ses rameaux au-dessus du petit banc de bois fabriqué par Yves son époux ; toujours fidèles les deux ceps de vigne du jardin attenant de la vieille Maryse Revest, morte il ya bien longtemps, qui à la fin des étés offrait ses petites grappes à travers le grillage. Toujours présents les lilas et l’amandier et de l’autre côté en arrière-plan, l’église avec son fier clocher avec, sur sa gauche, le marronnier en fleurs flanqué d’un immense cyprès. Elle aussi était là, si vieille, si seule avec ses souvenirs. Elle revoyait chaque jour en boucle les grandes et petites choses de leur vie, elle en avait besoin pour survivre. Ses fils étaient loin mais lui téléphonaient presque tous les jours, les bons petits ; et dans son souvenir ses sœurs et tous ses fidèles amis, frères de coeur, partis dans un ailleurs peut-être plus parfait encore, qui sait ?

Par fidélité, elle avait gardé son potager de quarante mètres carrés qu’entretenait un voisin, un homme dans la force de l’âge par amitié pour son défunt époux qui avait fait jouer les enfants du village les quarante dernières années de sa vie. Celui-ci avait chanté à sa chorale, avait participé à toutes ses animations musicales pendant des années. De temps à autre, elle se penchait pour cueillir un brin de persil ou de romarin, une pâquerette, des fleurs de ciboulette qui composaient de si jolis bouquets de fleurs des champs. Et puis, rarement, elle cueillait l’une de ses roses qui venait orner sa table de nuit.

Le soir arrivant, elle revint à petits pas dans leur maison de village qui datait de 1789, achetée en 1994, qu’ils avaient restaurée des années durant, où elle retrouvait ses deux chats, ses objets de porcelaine d’un autre âge : collection de soupières anciennes, assiettes décoratives, services à café, vases remplis de fleurs de soie, ses vieux meubles en noyer Louis Philippe, sa chambre vénitienne. Et les instruments de musique, ceux qu’Yves avait créés : cithares, luths, trompette marine, harpes, clavicithérium, chiffonie, citole… Elle seule les dépoussiérait et ne permettait pas qu’on les touchât. On en dénombrait plus de trente, rien que dans le salon ! Elle écouta alors l’un de ses morceaux de musique classique favoris, le concerto pour piano de Rachmaninoff, et le concerto pour violon de Tchaïkovski, imaginant que c’était son plus jeune fils qui jouait, parce qu’il avait fait un an de violon quand il était petit, et qu’il était doué. L’harmonie, elle l’avait cultivée toute sa vie, surannée certes, par rapport à l’époque où elle avait évolué, regrettant toujours de n’avoir pas vécu cent ans auparavant, tant tout ce qu’elle voyait et entendait quotidiennement heurtait sa sensibilité et son bon sens.

Puis, comme tous les soirs à la même heure, elle feuilleta ses albums de photographies. Elles les avaient créés de ses mains, il y avait une éternité. Ils ne ressemblaient à aucun autre : feuilles de vélin reliées par des rubans de satin couleur pastel, passementerie assortie, ils étaient beaux, uniques, et arboraient fièrement leur différence.

Ils étaient tous là, ses amours : ses deux fils, Alexandre et Nans, Yves son grand amour. Et puis leurs amis, la plupart des artistes : Michel Barelier, Françoise et René, la belle Irina, Henri Loustau, Jean-Louis l’ami conteur, le grand Marcel Gay, le brillantissime Bernard Mabille ; et puis leurs « fans » qui eux aussi étaient devenus de chers amis, et puis toute sa famille, son père, ses sœurs, ses neveux, le vieil ami Jacques et aussi l’ami Pierre et l’ami Patrick, et l’incomparable Gérard, auteur, et l’ami Jean-Claude, la chère Magdalena… tous ceux qui avaient compté, tous ceux qu’elle avait aimés. Beaucoup étaient déjà partis déposant chaque fois dans son cœur un chagrin sans fin, la laissant inconsolable à jamais.

 Elle n’avait pas sommeil, elle n’avait pas faim. Elle relut encore une fois son livre, jamais publié, qu’elle avait écrit à mi-chemin de vie : « Amis qui passiez »…  Enfin, elle eut envie d’entendre son époux chanter ; alors elle posa un de leurs vieux CD sur son appareil. Elle écouta attentivement toutes les chansons qu’il avait écrites, de la pure poésie mise en musique. La belle voix chaude d’Yves l’avait toujours émue, du premier au dernier jour. Des larmes pouvaient-elles encore couler après en avoir tant versées, après tant de chagrins ? Mais la source n’était pas tarie.

Alors, comme le jour finissait sa course, elle décida de terminer la sienne, qui avait été longue, trop longue sans lui, sans eux. Sa tête doucement se posa alors sur ses photos, tous ses souvenirs qu’elle huma, qu’elle baisa avec tout cet amour qui avait toujours débordé de son coeur. Elle rassembla de ses vieilles mains fripées sa vie étalée là sur la table, enfouit tous ses beaux trésors sous son giron et s’endormit pour toujours au parfum de ses roses.

    

Un grand rideau pourpre s’ouvrit alors sur une scène qu’elle n’avait pas connue. Yves, son troubadour était là dans ses beaux habits d’or, son costume de scène. Déjà il lui tendait la main, la hissait, l’attirait jusqu’à lui : « Viens mon petit trésor, il y a bien longtemps que je t’attendais ».

Ils avaient quarante ans, et ils resplendissaient.



01/11/2015
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