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Marcel, mon bon maître

 

 

Je l’aime. D’une immense tendresse. J’aime très fort cet homme de talent qui a fait basculer ma vie. C’est un ouvrage entier qui pourrait le décrire et raconter toutes les anecdotes  qui s’y attachent. Mais commençons par le commencement.

Un bel après-midi, c’était en 86 ou 87, j’accompagnai ma sœur à l’Opéra de Marseille où elle allait prendre une leçon de chant avec Maître Marcel Gay, Chef des chœurs dudit théâtre. Je fus très impressionnée par cet homme grand, non pas en raison de sa hauteur, mais il avait en outre la tête de son emploi, beaucoup de classe, et incarnait ce que j’adorais : la musique et le théâtre. À la fin de la leçon, il me dit très simplement :

- « Vous chantez ?

- Non, Maître.

- Même pas un peu, n’avez-vous pas un petit filet de voix ?

- Non, Maître.

- Cela vous dirait-il d’apprendre ?

- Pas du tout, Maître.

- Ne voudriez-vous pas entrer dans mon Chœur ? (Il faisait travailler, en plus, un chœur amateur qui s’adjoignait au Chœur de l’Opéra pour les grands ouvrages).

- Absolument pas, Maître.

- Avez-vous un piano chez vous ?

- Oui, Maître.

- Puis-je venir vous auditionner ?

- Dans quel but, Maître ?

- Pour entendre votre voix.

- Si vous y tenez, mais cela ne vous servira à rien et vous aurez perdu votre temps qui doit être précieux, Maître. 

- Cessez de m’appeler Maître et prenons rendez-vous ».

               Plus tenace que lui tu meurs.

Quinze jours après, j’étais complètement accro. Plus moyen de m’en débarrasser ! Du chant, dis-je. C’est un amour qui dure depuis vingt-huit ans. Avec le chant. Et avec Marcel.

               Marcel incarne la simplicité extrême d’un homme qui n’a pas réalisé la particularité et la richesse de son travail, ce qu’il apporte au monde, ce qu’il a apporté à chacun et chacune de nous. Il est l’Opéra à lui tout seul. Et pourtant

il se comporte comme s’il faisait un métier courant, ordinaire, comme s’il était réparateur de vélos ou plombier. Il est. Il ne snobe pas, il ne triche jamais. Il mourra au piano, et en concert, du moins je l’espère pour lui, entouré de ses élèves qu’il aime et qui l’aiment. Il est très patient : c’est ainsi que vingt ans après, je fais toujours la même erreur de mesure au cours d’un air d’opéra, Butterfly. Il me reprend à chaque fois, comme si c’était la toute première. Mais il a bien dû me le signaler cent fois ! Ou bien il ne s’en souvient pas, ce qui est impossible, ou bien sa patience est sans limites, ainsi que sa gentillesse et son désintéressement, comme est sans limites, d’ailleurs, son côté emmerdeur. C’est le lot qu’il faut prendre mais la balance penche nettement du bon côté.

Une nuit du mois d’août, je connaissais Marcel depuis quelques mois, j’étais en train de rédiger une lettre à son intention pour lui signifier que, tout en lui étant très, très reconnaissante de son amitié à mon égard, j’eusse souhaité souffler, retrouver un peu de ma liberté aliénée par ses leçons, sa sollicitude quotidienne et les multiples invitations dont il avait la gentillesse de me faire bénéficier, à l’Opéra, dans les festivals, les concerts. Je n’avais plus une seule soirée de libre ! J’étais donc en train de lui écrire la phrase suivante : « Vous savez, je suis très indépendante, je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi car je sais me débrouiller toute seule en toutes occasions, je n’ai peur de rien… » quand, à cet instant précis, - je vous le jure, c’est authentique ! - je levai les yeux et vis avec horreur une tarente sur ma cheminée. Je suis complètement phobique de tout ce qui rampe, du boa au ver de terre. Là, je devins complètement hallucinée, la chaise que je renversai, la crise d’hystérie. J’appelai les pompiers sur le conseil de ma copine Juila à qui j’avais préalablement téléphoné parce que, me dit-elle, ils étaient venus chez elle pour une souris. J’entendis avec angoisse et consternation dans la gorge de ce pompier très poli les sanglots d’un fou-rire qu’il avait la délicatesse de réprimer. Tout brûlait jusqu’à Menton et il n’avait personne à m’envoyer.

« - Mais comme elle est, cette tarente ? me demanda-t’il

- Au secours, c’est horrible, elle est énorme ! » Et je trépignai sur place parce que pieds nus sur la moquette, je venais de toucher avec mes orteils une épingle à cheveux qui était tombée de mon chignon révulsé. Enfin, toujours un œil sur le monstre, j’ouvris mon carnet d’adresses. J’appelai tous mes copains. Mais on était en août, ils étaient tous partis en vacances, ces imbéciles, au lieu de me porter assistance ! Morte de honte, je me résolus malgré la lettre que ne pus évidemment jamais lui donner (c’est aujourd’hui qu’il lit cette page qu’il en découvre l’existence), à appeler Monsieur Gay au

secours. Il arriva des Pennes-Mirabeau dans les vingt minutes, emporta le monstre de dix centimètres de longueur dans un Tupperware, après que je l’eusse obligé à regarder sous tous les meubles pour plus de précaution. On n’est jamais assez prudent. Authentique.

Cette histoire eut un prolongement comique. Le lendemain, je racontai au téléphone ma folle soirée à l’une mes bonnes copines, Véro, avec force détails. Quelques temps après, nous étions réunies dans son jardin avec une autre de nos amies, à qui je racontai à nouveau l’histoire. C’est alors que Véro s’exclama :

- « Ah !!! Mais c’est une TARENTE que tu as vue sur ta cheminée !!! Je croyais qu’il s’agissait de ta PARENTE (défunte) ! Alors que tu appelles Lisa, entre sorcières, c’était normal (Lisa était astrologue et moi tarologue), mais je ne voyais pas ce que venaient faire les pompiers au milieu de tout ça! ». Nous avons alors été prises d’un fou-rire carabiné qui nous occasionna, aux unes et aux autres, les pires calamités deux minutes après. Mais la dignité et la pudeur féminines ne me permettent pas de vous raconter de telles horreurs, mais ce n’était pas beau à voir, je vous l’assure.

  Mais revenons à Marcel.

  Marcel est un être de talent. Je suis d’ailleurs entourée de gens de talent, parce que le talent m’émeut, qui peut revêtir de multiples formes, ne serait-ce que le talent d’être. Le sien ne réside pas seulement dans ses compétences professionnelles qui sont immenses, mais également dans sa capacité à transmettre, à faire aimer, à aider chacun, quel qu’il soit, à être meilleur. Il n’y parvient pas forcément car certains n’atteindront jamais au moindre progrès, mais il n’y est pour rien, il continue à les faire travailler avec espérance, même s’il n’est pas dupe d’un certain néant.

Travailleur infatigable, à soixante dix-huit ans il continue à faire des centaines de kilomètres par semaine et des heures et des heures de répétition. L’autre jour, nous sommes arrivés à la salle de cours presque en même temps, il me devançait d’une minute, j’eus cependant le temps, pendant deux secondes, de le voir péniblement ouvrir la porte, le dos voûté. Les larmes me sont montées aux yeux. Je le vois chaque semaine nous prodiguer, à l’une ou l’autre de ses élèves les plus anciennes, les plus avancées, ses précieux conseils. Je le vois aussi, hélas, jouer infatigablement sur ce piano pourri, les mêmes accords, les mêmes arpèges, de façon répétitive, d’heure en heure, pour chaque élève. Quand on sait la carrière qu’il a eue, Chef de Chœurs, Chef

d’Orchestre, Menton, Marseille, Alger, Montpellier, Monaco et tant d’autres scènes prestigieuses ; qu’ il a fait travailler la Callas, quelle pitié de le voir s’user parmi nous qui ne sommes rien. Nous nous demandons l’une à l’autre, chaque fois que nous nous rencontrons, pendant encore combien de temps nous pourrons avoir notre précieux maître, jusqu’à quand son état de santé lui permettra de nous faire travailler. Car quel bonheur renouvelé, depuis tant d’années, quand nous « faisons de la musique » ensemble ! Il se met à jouer et il est transfiguré, rajeuni de vingt ans. Plus rien ne compte alors pour nous que ce moment précieux où le corps et l’esprit se libèrent par le chant, que ce petit progrès de chaque semaine dans la voix, que cette complicité, cette amitié, cette affection qui nous unissent à Marcel.

Chaque semaine, c’est le même rituel qui se passe, les mêmes mots et dialogues, après une série de vocalises :

 « - Allez, maintenant tu me fais le contre-ut.

   - Ah ! pas question, je n’en peux plus, j’ai fait le si naturel, c’est bien suffisant !

   - Que non pas, il te FAUT le contre-ut. Mais si, tu vas y arriver ! Parce que tu comprends, si tu ne donnes pas le contre-ut aujourd’hui, le mois prochain tu auras perdu le si également, et dans trois mois ce sera le si bémol, eeeeeh ouiiii ! (Qu’il avait raison !)

   - Je te dis que je n’y arriverai pas aujourd’hui, je suis fatiguée.

   - Mais si, tu vas le faire je t’assure, c’est de courage dont tu manques. C’est de la PARESSE, ça !

   - Pas du tout, j’ai eu une journée compliquée, je manque de souffle.

   - Ce sont des histoires que tu te racontes, allez tu sais qu’avec moi, c’est « marche ou crève », alors tu me le fais ce contre-ut ? ».

Bon, je fais le contre-ut, de toute façon il ne lâchera pas le morceau, un vrai pitbull. Parce que plus tenace que lui tu meurs, dis-je.

« - Et voilà, tu l’as eu… Mooooon Dieu ! Que d’histoires pour un petit contre-ut de rien du tout! ».

Et ce dialogue, inlassablement répété depuis vingt ans, me ravit chaque semaine. Cela parait être toujours la première fois, alors que c’est rodé comme ce n’est pas possible. Un vrai dialogue de théâtre, on se joue une comédie sans fin. Non mais qu’est ce qu’on s’amuse, de vrais gosses ! Les artistes sont des enfants qui s’amusent d’un rien. Sont d’un enthousiasme à toute épreuve.

C’est aussi l’homme de toutes les catastrophes. Il les attire. Il lui arrive tout le temps des choses invraisemblables. Régulièrement il perd son appareil auditif : la catastrophe pour un musicien, professeur de chant de surcroît. Il est

retrouvé par terre dehors, là où stationnait son auto, ou alors il le voit soudain un an après, chez lui, en plein mitan du salon. Son mobile tombe de sa poche lui aussi régulièrement dans les toilettes. Ou alors il se promène dans la rue et un parfait inconnu, sans un mot, et sans raison aucune, lui file un coup de pied dans le tibia. Sa carte bleue est régulièrement avalée par le distributeur, la pile de son ouvre-portail est introuvable, alors qu’elle était bien dans son boitier une seconde auparavant, on retourne tous les tapis de sa voiture sans résultat, mais à grand renfort de poussière. On lui débite régulièrement la même somme de sa carte bleue pour le même achat. Sa vie quotidienne est jalonnée de miasmes de toutes sortes, il y est habitué, c’est son mode normal de fonctionnement. L’un de ses derniers mails : « quant à mes courses ça me prend trois fois plus de temps, je ne peux plus porter du poids à cause de mon épaule, je dois y aller plusieurs fois, il me faut faire la queue aux caisses, j'ai du mal aussi à pousser le caddy, une fois sur trois je suis obligé d'abandonner la pièce d'un euro qui refuse de sortir du caddy, je dois faire une autre queue à l'accueil si je veux récupérer mon euro, et je n'ai pas le temps, sinon je suis en retard pour aller là où je suis attendu.  Je suis également incapable de me préparer à manger, chez moi je mange froid, et ce n'est pas bon ». 

 Mais cent, mille autres choses que j’ai oubliées, mais qui ne me sont jamais arrivées, à moi, et à vous non plus. Et comble de tout, il y a quelques années, je m’étais proposée de saisir sur mon ordinateur le livre qu’il avait écrit. Tous les jours où j’ai œuvré pour lui, des événements absolument incroyables sont survenus. Pour exemple, pendant que je travaillais pour lui, la foudre est tombée sur ma maison, mes deux ordinateurs ont pété sous mon nez. J’ai bondi au plafond, les enfants se sont mis à hurler. Fort heureusement, alertée par un coup de tonnerre, j’avais eu la présence d’esprit de sauvegarder son texte sur disquette une seconde avant la catastrophe. Mon magnétoscope fut grillé en même temps et le clocher de l’église, foudroyé lui aussi est tombé sur ma voiture, garée juste en dessous. Et j’en passe.

Cet homme de qualité, disais-je au début, a en effet bouleversé le sens de mon existence. Pas directement… mais quand même. Si je ne l’avais pas rencontré par un bel après-midi, la suite ne se serait pas produite. J’avais étudié pour être juriste, je l’étais, j’avais une excellente situation à la Région, tout allait bien. Je le rencontre, il m’oblige, je dis bien « oblige », à chanter, parce qu’il ferait chanter les pierres : il vint me donner des leçons chez moi, et ce bénévolement, et ce sans contrepartie aucune (sinon le seul plaisir de mon agréable compagnie), pendant au moins trois ans, m’oblige, je dis bien « oblige » car j’ai freiné des deux pieds, à entrer non seulement dans son Chœur, mais également dans sa troupe d’opérettes où je mourais de trac et de complexes parce qu’ils étaient tous vachement bons et moi vachement nulle, pendant sept années. Je ne m’en suis d’ailleurs pas remise car je trouve mes partenaires, toujours, tous tellement bons et moi tellement nulle.

Un beau soir (la vie est belle), je rencontrai un troubadour : un vrai, qui composait, qui fabriquait ses instruments médiévaux et qui chantait. De très belles chansons qui m’émurent tout de suite. Je tombai amoureuse dès que j’entendis son timbre chaud de baryton. Que fîmes-nous ensemble ? Mais non, pas du tout, pas tout de suite, nous chantâmes d’abord. Que se serait-il passé si je n’avais pas chanté ? Rien probablement. Nous fondâmes notre Compagnie, fîmes beaucoup de spectacles.

Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. Deux.

On comprendra que certaines créatures malveillantes à l’égard de Marcel me trouvèrent comme un rempart dressé, toujours, sur leur route pavée de mauvaises intentions : on ne touche pas à Marcel ! Un homme tel que lui, avec son parcours, son talent, qui en outre ne sait que donner, on n’y touche pas, un point c’est tout. Que de manigances, de calomnies, de méchanceté par d’autres professeurs à son encontre, par pure jalousie, et par cupidité ! J’ai toujours tout fait pour le protéger et protéger son emploi. Je me suis fait détester pour ça, mais peu me chaut. Seuls comptent l’opinion et les sentiments à mon égard de ceux que j’aime et que j’estime, ceux des autres m’indifférent totalement. En tout cas, ceux-là ont été contents du voyage, car Marcel est toujours à la barre et cela est ma jouissance et ma récompense. Je fus son bouclier et son glaive tout à la fois, oyez oyez ! Et qu’on se le tienne pour dit.

Il va recevoir à l’automne prochain au sein de l’Opéra de Marseille où il a tant travaillé, la médaille de Chevalier de l’Ordre National du Mérite pour sa longue et belle carrière des mains du Capitaine de Vaisseau Jean-Luc Rouzeau, au nom du premier Ministre.

 

 

À l’heure où je relis ces lignes, notre Marcel nous a quittés après

une trop longue période de maladie, de misère et de solitude.

…  Il me plait à penser que tu diriges le Chœur des Anges là-haut dans le Requiem allemand de Brahms, que grâce à ton inépuisable amitié, j’ai un jour eu le privilège de chanter à l’Opéra.

 

Grazie per tutto, Maestro !

 

 

 



25/10/2015
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