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Ce petit homme

Mon père, ce petit homme

 

 

 

 

« À chaque fois que l’on écrit, il s’opère une trahison. L’artiste trahit parce qu’il doit choisir un style, trier la réalité, éliminer des choses, suivre une narration.


              J’ai aussi pensé à cette belle phrase de Keats : “Ce n’est pas ce qui est vrai qui est beau, c’est ce qui est beau qui est vrai.” Quand une chose est belle, elle devient réelle ».
 Roberto Benigni

 

 « S’il voyait un mur trop haut

Il fonçait comme un taureau

Et le mur dégringolait …

Ce n’était rien qu’un petit homme,

Tout petit, tout petit,

Mais pour devenir un grand homme

Il a mis le prix »

Michel Fugain

Il était né en Italie, à Gênes en 1920, au temps du cinéma muet, de la crise économique qui se préparait et des vieilles photos sepia. Ce petit garçon, dont l’image est à jamais enfermée dans un gros médaillon au-dessus de ma cheminée, ressemble étrangement, à soixante dix ans d’écart, à son petit-fils, mon propre fils Alexandre au même âge, d’une beauté d’angelot avec ses boucles dorées formant couronne et ses joues rebondies. Il avait en outre de magnifiques yeux bleus, que ma sœur et moi avons fermés pour toujours par une belle fin de matinée ensoleillée, un dimanche de septembre, voici trente-trois ans. Il avait soixante deux ans, soit l’âge que j’ai moi-même aujourd’hui. J’entends encore les paroles de ma sœur : « Comme il a de beaux yeux, on ne les verra jamais plus, c’est la dernière fois… ». Et pourtant, tous les jours depuis, je revois le regard lumineux de celui qui me donna la vie et qui me l’insuffla tant que dura sa part de chemin.

Je l’ai aimé autant que j’ai pu et veux lui rendre un dernier hommage, témoignage de ma tendresse et de ma reconnaissance pour l’héritage qu’il m’a laissé : l’amour du beau, l’aptitude à aimer et à donner, la joie.

Immigré italien en 1947, par sa seule volonté et sa seule force de travail, lui "le sale babbi venant manger le pain des français", arrivé à Alleins dans les Bouches du Rhône en 1947 où il allait arracher les pommes de terre pour nourrir sa famille ou curer le bassin de St Christophe où il attrapa la typhoïde, avait réussi au fil des années à avoir sa place au soleil, à créer son entreprise de transports à Cavaillon. Lui  qui n’avait jamais été éduqué par personne mais curieux de tout, lisait « Sciences et vie », « La revue Histoire », « Les
 Mémoires » du Général De Gaulle (pendant que Madame lisait
« Détective » et « Ici Paris ». Mais fermons pour l’instant
cette triste parenthèse, on la rouvrira plus tard).

L’encyclopédie

Larousse était son livre de chevet, deux énormes pavés tout noirs que je garde jalousement, et dont j’avais découpé les planches et photos très consciencieusement quand j’eus quatre ans. Il n’avait pas été content.

C’était un père très attentionné, il adorait ses enfants. Moi j’étais sa « pitchote », la toute dernière. Un jour, j’avais treize ans, victime d’une intoxication alimentaire, je fus très gravement malade. Il vint me voir dans la chambre et me dit :

«  - Qu’est ce qui te ferait plaisir, que je te l’achète »?  Et bêtement, machinalement je répondis :

« - Une alpha Roméo rouge décapotable ! ». Le lendemain, elle était là. Rouge. Décapotable. En l’acquérant il avait vendu sa DS. On se retrouvait donc une famille dans une minuscule voiture faite pour deux, avec une étroite banquette à l’arrière. Après un voyage fort incommode en Italie, il la revendit illico. Nous ne la regrettâmes pas.

Quand nous étions à table, même lorsque nous fûmes adultes, il lui arrivait de nous mettre la fourchette à la bouche à l’une ou à l’autre, en disant : « Assaggi ! «  (goûte comme c’est bon !).

 Toute notre vie, cet homme nous a fait mourir de rire. À la fois Louis de Funès dans  « Oscar » et Roberto Benigni dans « La vie est belle ». Menteur comme un arracheur de dents, on n’a jamais su, de toutes les histoires « vécues » qu’il a pu nous raconter, si elles étaient vraies ou inventées, tant fut grand son talent de conteur et sa capacité à nous faire tourbillonner avec lui dans son imaginaire débridé. Mais qu’importe la vérité vraie quand toutes ses affabulations n’avaient pour justification que celle d’embellir notre vie ! Alors, j’ai décidé de tenir pour vrai, définitivement, tous ses ubuesques récits.

Que d’anecdotes à mon souvenir !

 
Les sapins auvergnats. En ce temps là, j’étais petite encore, son travail le conduisait chaque semaine en Auvergne avec son gros camion. À Noël, il ramenait à la maison six ou sept sapins qu’il avait coupés dans la forêt -par une nuit sans lune- pour ne pas se faire verbaliser. Ils étaient de toutes tailles, des grands, des petits, des moyens, afin qu’on choisisse celui qui nous convenait. Les autres, on les offrait aux voisins. Cela dura plusieurs années. Un beau jour, hélas, ma mère trouva attachées aux arbres objets du délit, les étiquettes avec

leur prix, eh oui… Alors tout contrit parce que pris en flagrant délit de supercherie et de mensonges, il nous raconta la vérité : « sa » vérité à coup sûr. La voici :

C’était par une sombre nuit d’hiver, en plein cœur de la forêt (comme

s’il n’y avait pas, en Auvergne, plein de sapins au bord de la route… non non : en pleine forêt précisa t’il), avec la neige, le froid, enfin bref c’était par une nuit atroce où l’on entendait hurler les loups, sa hache cruelle s’apprêtait à abattre un arbre qui ne lui avait rien fait ; ce fut à ce moment-là, moment qu’il n’oubliera jamais tant fut grande sa terreur, que la lune se leva de derrière l’épouvantable nuage qui la cachait jusqu’alors et qu’apparut juste au-dessus de son épaule, une ombre gigantesque… Telle qu’il nous la décrivit, ce devait être la statue du Commandeur de Don Juan, version grand opéra. Et c’est alors qu’il prit ses jambes à son cou et que depuis, traumatisé, il ne coupa plus d’arbres dans la forêt mais les acheta au magasin comme tout le monde et mince alors ! Il avait été impardonnable -non pas de mentir de façon éhontée- mais d’oublier d’enlever les étiquettes. La tête que fit ma mère qui pensa à tous les sapins offerts aux voisins pendant des années avec ses sous!

Mais au fond, peut-être était-ce la vérité… ou celle du dimanche. On pouvait en revanche le croire  quand il terminait son récit, enmettant la main sur nos cheveux « Sur la tête de mes gosses ! ». Il n’aurait quand même pas risqué la vie de ses enfants. Quoiqu’il ne fût pas superstitieux, et ne croyait à rien. Il était complètement athée mais on a quand même eu droit à tous les sacrements. On ne sait jamais.

Tous les dimanches, pour le repas dominical, il allait en ville, à la pâtisserie Auzet, la meilleure de Cavaillon, acheter treize gâteaux. Pourquoi treize, alors que nous étions cinq, mystère ! On aurait compris qu’il en achetât dix, quinze, cinq, mais treize… Oui, « à mon époque » - comme diraient mes enfants croyant parler du néolithique- les gâteaux à la crème faisaient partie des choses qu’on pouvait s’offrir sans vergogne tant ils étaient à la portée de toutes les bourses, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, qui sont un vrai produit de luxe. Tout comme on pouvait sans problème, même pour des élèves de 3è, se payer un thé au bar à côté du bahut tous les jours. Aujourd’hui ce ne sont plus les mêmes qui se gavent dirons-nous. Ah, ces gâteaux du dimanche plein de crème et de chantilly dans leur boite en carton rose avec le petit ruban vert ! Généralement, comme le repas se terminait en pugilat, ils finissaient collés contre le mur ou au plafond. Régulièrement on repeignait la pièce. Mais la tradition perdura jusqu’à sa mort. Avec mes sœurs on s’empressait de les dévorer avant qu’ils ne finissent tous mal, en crêpes sur le mur.

Ce qui me rappelle un autre épisode. C’était un jour de la semaine - c’est pourquoi il ne s’agit pas de gâteaux à la crème mais de soupe au pistou- j’avais six ans et j’étais toute fiérote ce jour-là car mon papa m’emmenait en voyage à l’autre bout de la France sur son beau camion tout neuf. Nous

habitions encore dans cette petite maison de village en rez-de-chaussée face à la voie ferrée, rue de  la Petite Vitesse, probablement parce que les trains quittaient juste la gare qui était à deux pas. Midi, la table était mise avec les cinq assiettes de soupe au pistou bien épaisse, bien consistante, déjà servies pour qu’elles refroidissent un peu car la soupe au pistou doit se déguster tiède. On allait s’asseoir. Cela faisait déjà un bon moment que ma mère asticotait mon père car elle était d’une jalousie féroce. On n’a jamais compris pourquoi puisqu’elle le cocufiait encore plus que lui. Mon père était un homme vraiment sympa, vraiment adorable, vraiment patient, mais quand il y avait le trop plein, ça explosait très fort et manu militari : il souleva la table et je vis les assiettes de cette soupe délicatement parfumée littéralement se scotcher, toutes les cinq, au plafond qu’on venait juste de repeindre bien entendu et qui n’avait pas eu le temps de sécher. Elles y restèrent un gros moment avant de retomber. Vision inoubliable. J’en ris beaucoup aujourd’hui mais on ne rigolait pas ce jour-là.

Nous venions d’aménager à Marseille. Ma mère et ma sœur avaient eu l’idée de vendre des produits cosmétiques en organisant des réunions, ça distrait, elles disposaient pour cela d’une valise avec tous les produits qu’elles rangeaient dans le coffre de la voiture. De son côté, mon père devait par train rejoindre son camion qu’il avait laissé à Paris pour le week-end. Il s’était préparé une valise contenant deux slips probablement mités, car ma mère se fichait comme d’une guigne de son linge - comme de tout d’ailleurs sauf l’argent et son nombril - un vieux polo, une paire de godillots datant du moyen-âge, et une brosse à dents. Il s’était également préparé un sandwich avec un camembert bien fait qu’il tenait à la main. Ils se croisèrent tous sur le parking, mon père piaffant et rageant tout ce qu’il pouvait parce que ces deux femmes l’avaient mis en retard alors que ma sœur devait l’accompagner en voiture à la gare St Charles. Très en colère, il monta en voiture et s’en éjecta vingt minutes après toujours en vociférant contre la stupide futilité des femmes et leur saleté de produits de beauté à la noix. Il ouvrit le coffre, prit  sa  valise en vitesse et partit en courant et sans dire au revoir. Avec son sandwich au camembert bien fait dans la main enveloppé dans un vieux journal par les bons soins de ma mère. Il alla donc au guichet pour prendre son billet, posa ledit sandwich au camembert bien fait sur le comptoir, la valise par

terre à ses côtés et parlementa avec le guichetier. Au bout de deux minutes, il se baissa pour reprendre sa valise, et malheur ! Il ne la vit pas, on la lui avait volée et on avait laissé une autre à la place. Il se mit à crier « Au voleur, au

voleur ! ». Rassemblées pour un hallali grandiose, les autres personnes

alentour se mirent à crier aussi, partirent en tous sens pour rattraper un, qu’on pensait être le voleur en question, qui échappa à la meute. Alors un monsieur dit intelligemment à mon père : « Ouvrez donc cette autre valise qu’on vous a laissée, après tout pourquoi pas ? ». Ce que mon père fit : lait pour le visage au tiaré, lait pour le corps à l’amande douce, tonique aux huiles essentielles, crème de soin hydratante, rouge à lèvres indélébile, rimmel qui fait les cils bien longs, shampoing pour les pellicules, shampoing à la camomille, au tilleul, à la verveine… Il lui sembla se vider de son sang, comprit la méprise, et dit « Euh… rien, ce n’est rien, une erreur, ma femme… » et s’en alla à toute allure, plantant là tout le monde avant qu’on ne lui pose des questions. Putains de putains de produits de beauté ! Il avait raté son train de toute façon, alors il nous appela - en riant aux éclats cette fois-ci - pour qu’on vienne le chercher. Ma mère, en pensant au camembert bien fait qui devait embaumer la gare St Charles et se faire la malle, pour de bon lui, en tomba de son tabouret de rire, et continua à s’esclaffer à terre. Et crier « Au voleur ! » pour une vieille valise en carton pourrie recélant deux slips mités, un vieux polo et une paire de godillots datant du moyen-âge, non mais quel culot !

Je ne pense pas, après ce dramatique épisode, qu’il y eût d’autres réunions de produits de beauté !

Il était fou de la nouvelle technologie qui naissait à peine : nous avons eu l’une des premières télévisions, l’une des premières chaînes haute-fidélité « La voix de son maître », le premier magnétophone à bande « Grundig », le téléphone, celui pour lequel il fallait attendre trois ans pour obtenir la ligne et tout et tout. Un vrai gamin qui s’émerveillait en permanence. Comme j’aimerais, j’y pense très souvent, te faire découvrir le GPS, le téléphone portable, mes trois cents chaines de télé (qui n’ont rien à offrir d’ailleurs), te faire conduire mon auto dont on tourne le volant avec un seul doigt, et surtout les miracles d’internet ! Tu serais fou de joie, tu t’amuserais comme un gosse. Tu m’as prise si souvent par la main pour m’initier à mille découvertes… Comme j’aimerais à mon tour prendre par la main cet enfant-là, afin qu’il puisse s’émerveiller encore de toutes ces belles choses !

Un beau matin ensoleillé, vers dix heures, il alla en ville faire quelques emplettes. Le centre était à cinq cents mètres de chez nous. Il y passa deux bonnes heures, je suppose qu’il y rencontra un tas de gens, parla certainement

beaucoup à tout le monde, prit un Martini avec un ou deux amis ou plutôt deux Martini avec un ami, « chez Topin »,  face à cette horreur verte, hérissée de piques, qu’on venait de planter au mitan de la fontaine du Rond-Point, où le tout Cavaillon se donnait rendez-vous. Puis, pris de frénésie, il alla au bureau

de police, avec force gestes et vociférations, porter plainte du vol de sa DS qu’il n’avait plus retrouvée, après l’avoir garée deux heures avant devant la mairie ! Quand il revint chez nous, - nous habitions à cette époque-là juste en face le cinéma-théâtre « La cigale » (où tant d’artistes venaient faire leur tour de chant), ça alors, stupéfaction ! Les voleurs avaient eu le suprême toupet de venir le narguer, en abandonnant son auto devant sa propre porte… sauf qu’il avait oublié qu’il était, le matin, parti à pied ! C’était ça mon père. Et tout le reste.

En tel endroit de l’an tant, par une belle nuit éclairée d’un sublime clair de lune cette fois, il arrêta son gros camion, me fit descendre pour venir admirer une petite source qui s’égouttait doucement et d’aléatoire façon d’un rocher du bord de la route parmi quelques simples. Tel autre jour, au volant de son énorme véhicule il me déclamait par cœur, en conduisant, des textes d’Aragon ou de Victor Hugo.

Un soir, tout bébé encore, la musique entra dans mon berceau pour me ravir mon âme à jamais. Je devais avoir un an et demi, mon père fit jouer sur le tourne-disques une musique aux accents d’une grande tristesse pour m’endormir. Je m’endormis en pleurant sans bruit, c’était beau. Ce cérémonial se répéta souvent. Depuis, et à soixante ans, je ne peux écouter la beauté sans que jaillissent de mes paupières, qui s’y sont habituées depuis, ces larmes de bonheur. Je peux écouter cent fois de suite le concerto n° 2 de Rachmaninoff ou la Messe

en ut de Mozart, ou le concerto en la de Grieg, ou Callas chanter Tosca, et tant, tant d’autres œuvres, Chopin, Beethoven, Brahms, Gershwin, Puccini ou Verdi ou de belles chansons françaises… cent fois je pleurerai. C’est une émotion qui vient du tréfonds de mon âme et réclame chaque fois son droit à s’exprimer. Un véritable handicap en public mais qu’y puis-je ? À l’aube de ma vie, un père contemplatif et épris d’absolu m’a transmis cette aptitude intense à la joie et à la beauté.

Tu avais l’âge que j’ai aujourd’hui quand tu t’en es allé faire le pitre plus haut, il y a donc bien longtemps. Mais vois-tu, malgré toutes

ces dizaines d’années passées, je continue chaque jour à te parler, tu chemines à mes côtés, je te prends à témoin de tout ce que je vois et entends. Quand je

râle après toutes ces médiocrités et ces saletés qui sont devenues quotidiennes dans cette société qui en trente ans s’est totalement pourrie, je partage avec toi, on peste et on invective ensemble. On les met tous contre le  mur et « dadadadada ! » - tu te souviens ? Je t’en voulais à l’époque de parler

ainsi mais c’est toi qui avais tout compris, qui voyais juste parce que tu voyais loin - ; alors, mitraillette au poing on les tue tous, tous les prédateurs, les salopards et tous les cons réunis ! Quand je suis en sublimation parce que je vois ou entends une chose absolument divine, c’est avant tout avec toi que je partage toute cette beauté et toute cette émotion.

Certains soirs on faisait la fête à la maison : mes sœurs avaient quinze et seize ans, moi trois ou quatre, mon père m’installait sur le piano, mes petites jambes ballantes, mes sœurs debout à côté de lui au piano et il se mettait à jouer. N’importe quoi, de tout et formidablement bien. De la sérénade de Schubert en passant par « Princesse Czardas », « Paris canaille » de Ferré ou « Sous les ponts de Paris », ou la « Sérénade de Schubert », tout y passait. Cet homme qui ne connaissait pas une note de musique ni sur une portée, ni d’ailleurs sur le piano lui-même, avait ce don de la nature, et jouait d’oreille tout air qu’il avait entendu une fois, avec force arpèges et accords, parfaitement arrangés et le bon doigté en prime. Écœurant pour moi qui ai étudié le piano

pendant vingt ans et qui suis incapable de jouer trois notes qui ne seraient pas écrites sur la partition. Qu’est ce qu’on s’amusait ! Mes sœurs chantaient, dansaient, moi aussi d’ailleurs je n’étais pas de reste, quelle ambiance ! Est-ce pour cela qu’aujourd’hui je ne conçois la fête qu’en concert ? Faire la fête, c’est aller chanter ou aller écouter mes amis artistes chanter. Tout le reste m’ennuie et je n’accepte aucun autre genre de festivités. Si on veut me peiner et me mettre dans l’embarras, on n’a qu’à m’inviter à un festin, un mariage ou une fête quelconque : je n’y vais pas.

Je fus mise au piano à l’âge de trois ans et demi. J’ai appris à lire les notes sur les doigts de ma main avec une mademoiselle Dauphin qui avait déjà au moins cent ans. Du moins la voyais-je ainsi : petite et maigre, les cheveux poivre et sel en chignon « bonne femme », habillée à la mode 1900, celle de sa jeunesse. Une personne douce et gentille qui m’a enseigné la musique dans son salon 19è siècle, avec ses meubles en noyer, sa table ronde recouverte de vieilles dentelles ainsi que ses rideaux anciens, son piano ébène. Ces souvenirs là sont-ils à l’origine de mes goûts ? Certainement car j’aimais, à quatre ans, l’atmosphère surannée de ce petit salon de musique quand un rayon de soleil,

transperçant le rideau ajouré, venait se poser sur ses bibelots de porcelaine. J’ai tout reproduit chez moi à l’identique, en fait je m’en rends compte aujourd’hui en évoquant le salon de mon professeur de piano, cette vieille demoiselle 1900 toute souriante et qui m’offrait des galettes et du sirop de

grenadine. Quand mon père n’était pas sur la route pour son travail, après m’avoir acheté chez le disquaire de Cavaillon rue de la république, le disque contenant le morceau de piano que j’étais en train d’étudier, il me le passait et repassait pour que je m’imprègne de l’expression de l’œuvre, pour que je perfectionne mon travail. Nous passions des heures le samedi après-midi à écouter de la musique. Il était très pédagogue : « Tu entends, là, ce pianissimo ? Il faut que tu le retiennes pour la prochaine fois. Tu sens cette attaque sur l’accord ? Reproduis-le ! » Quand il revenait de ses voyages, il m’embrassait toujours sur le front, et sa première phrase était : « As-tu

fait tes gammes ? ». Rien d’autre ne comptait. Il me traumatisait. À tel point que j’ai fait, quelques années après, un très gros refus.

Et puis il y avait les galas. Il y en avait beaucoup, ça a duré des années. Parce qu’on ne s’était pas contenté de me mettre au piano, on m’avait aussi inscrite au cours de danse de madame Escale-Londonia ! J’adorais me produire sur scène, pendant ces spectacles où je dansais, chantais et jouais du piano, en vedette. En vedette naturellement, ah… parce que mon père ne voulait pas que je sois bonne, non, il voulait que je sois la meilleure ! Et je l’étais, parce que je l’aimais très fort. Il était galvanisé de fierté. Je le revois, pendant mon tour de chant, se lever, s’éponger le front, les yeux, et disant alentour : « C’est ma petite, c’est ma fille ! ». L’avantage quand on est un petit bout de chou, c’est qu’on ne connait pas le trac. Il vient après, en même temps que la conscience vers douze ans. Un soir sur scène, j’ai attaqué une chaconne au piano, toute la ville était là, suspendue à ma petite main. J’ai raté la première mesure, j’ai recommencé, je l’ai ratée à nouveau. Une troisième fois. Dans un silence absolu, je me suis levée, j’ai refermé le piano, et suis sortie de scène. Je n’ai jamais rejoué en public. Au grand désespoir de mon père qui avait nourri des projets de concertiste pour moi. J’avais en effet passé de nombreuses auditions et concours qui s’étaient avérés prometteurs. Que de regrets j’en ai ! Mon papa voulait que je sois artiste et moi, à l’adolescence, j’avais décidé de faire mon Droit. Je fis une carrière de juriste mais lui s’en foutait. Combien je t’ai déçu et comme je t’en demande pardon depuis tant d’années !

Mais quel que soit le chemin qu’on prend pour éviter l’endroit où l’on voulait vous conduire, ce chemin-là vous y mène inexorablement de toute

façon. Par le plus grand des  « hasards », j’ai commencé à « faire l’artiste » à quarante ans. Les concerts, les beaux costumes sous les projecteurs, le public debout qui applaudit, les articles de presse …

Mais tu n’étais plus là, papa, pour essuyer tes yeux et être fier de ta petite fille.

 

 

 

 

 

 



21/10/2015
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